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Une réflexion générale et des débats sur le statut et la protection des travailleurs utilisateurs de plateformes ont lieu depuis plusieurs années tant en France que dans de nombreux autres pays. Les différentes actions menées par des livreurs et des chauffeurs dans plusieurs pays européens, dont la France, ont donné lieu à des décisions qui ont enrichi les débats. Aux Etats-Unis, une lutte initiée en 2015 par les chauffeurs indépendants face aux plateformes se poursuit toujours. La législation a elle-même parfois évolué pour prendre en compte cette relation si particulière sur laquelle repose le modèle économique des plateformes. Nous vous proposons un état des lieux en cette fin d’année 2021.

Quelles évolutions en France au cours de ces dernières années ?

Il n’existe pas en droit français d’autre statut que celui de salarié ou de travailleur indépendant. Cependant, le législateur s’est prononcé sur le statut des travailleurs des plateformes et plusieurs affaires portées devant les juridictions ont permis aux juges de rendre des décisions au regard des conditions d’exercice de ces nouveaux travailleurs.

Deux lois prévoient des dispositions spécifiques pour les travailleurs des plateformes collaboratives.

La loi El Khomri du 8 août 2016 (1) a prévu un dispositif protecteur spécifique des travailleurs des plateformes qui ne se trouveraient pas en situation de salariat.

Puis, la loi d’orientation et des mobilités du 24 décembre 2019 (2) a complété cette protection. Les travailleurs des plateformes peuvent désormais refuser une prestation, sans que cela n’occasionne une quelconque pénalité, ou choisir leurs plages horaires d’activité, y compris de déconnexion et d’inactivité. Ces arguments ne peuvent donc plus être utilisés par les plateformes pour rompre la relation contractuelle (3).

Le dialogue social et la création de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (4) (ARPE).

Les dispositions sur la représentation des travailleurs des plateformes introduites par ordonnance (5) ont été adoptées par l’Assemblée nationale le 21 octobre et amendées par le Sénat le 15 novembre 2021. L’objectif est notamment d’encadrer l’organisation d’élections professionnelles au début de l’année 2022.

Plusieurs litiges ont permis à la Cour de cassation de se prononcer sur la nature des relations de travail entre les chauffeurs, les coursiers et les plateformes digitales de travail.

Dans les différentes affaires concernant des plateformes numériques, les juges ont caractérisé le lien de subordination en suivant la méthode de la preuve par « faisceau d’indices », permettant de renverser la présomption de non-salariat (6).

Les décisions relatives au statut des travailleurs des plateformes s’inscrivent dans la continuité de l’arrêt « Société Générale » (7) en 1996 :

– Le lien de subordination se caractérise par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné.

– Le travail au sein d’un service organisé peut constituer un indice du lien de subordination lorsque notamment l’employeur détermine unilatéralement les conditions de travail ;

Ainsi,

• En 2018 : arrêts Take eat easy (8)

Les éléments suivants ont conduit les juges à qualifier la convention entre la société et le travailleur en contrat de travail :

– un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus par celui-ci,

– un pouvoir de sanction à l’égard du coursier.

• En 2020 : arrêt Uber (9)

La Cour de cassation a confirmé l’arrêt de la Cour d’appel en ce qu’il a retenu l’existence d’un lien de subordination :

– le chauffeur avait intégré un service de prestation de transport créé et entièrement organisé par cette société, sans qu’il ne puisse se constituer une clientèle propre, fixer librement ses tarifs et les conditions d’exercice de sa prestation de transport,

– le chauffeur se voyait imposer un itinéraire précis avec des corrections tarifaires si le chauffeur ne suivait pas l’itinéraire prévu,

– la destination finale de la course était parfois ignorée du chauffeur, empêchant celui-ci de choisir librement ses courses,

– la société avait la faculté de déconnecter temporairement le chauffeur de son application notamment à partir de trois refus de courses.

Il pouvait donc être déduit de l’ensemble de ces éléments l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements et, dès lors, le statut de travailleur indépendant du chauffeur était fictif.

• En 2021 : arrêt Deliveroo et arrêts Uber (10)

En revanche, la Cour d’appel de Paris, dans sa décision du 7 avril 2021, a conclu, après une analyse de chacun des indices présentés par le coursier, à l’absence de lien de subordination du coursier à l’égard de la société de livraison de repas Deliveroo. En l’espèce, la Cour a notamment relevé que la géolocalisation était inhérente au service demandé, que les prestataires de Deliveroo pouvaient choisir leurs plages de travail et leurs lieux de travail.

Le 12 mai 2021, la même Cour d’appel a jugé que le contrat de prestations de services conclu entre la Société UBER BV et un chauffeur devait être requalifié en contrat de travail. Par 10 arrêts en date 16 septembre 2021 (11), la Cour a également jugé que les contrats de partenariat liant la société UBER à dix chauffeurs VTC devaient être qualifiés de contrat de travail.

Et en Europe ?

En Europe, des décisions ont également été rendues reconnaissant un statut de salarié aux prestataires ou un statut intermédiaire s’en rapprochant et les instances suprêmes européennes souhaitent un cadre protecteur des travailleurs des plateformes.

Au Royaume-Uni : un statut intermédiaire.

Le 19 février 2021, la Cour Suprême a considéré que les chauffeurs Uber étaient des workers et non des travailleurs indépendants. La Cour a observé que les chauffeurs disposaient de très peu de marges de manœuvre dans leur organisation. Le statut de workers est différent du statut d’employees équivalent à celui de salarié. Les workers ne bénéficent pas d’une protection en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, mais ce statut se rapproche de celui de salarié.

En Italie : un statut de salarié et de lourdes condamnations financières.

Le 14 novembre 2019, la Cour de cassation italienne a observé les conditions de travail des travailleurs liés à la société de livraison de repas Foodora sous « etero organizzazione » : les livreurs devaient, le soir, se positionner obligatoirement sur trois places à Rome et attendre leurs courses. Ils devaient retirer les repas dans les restaurants dans les 30 minutes de l’horaire indiqué et à défaut, devaient s’acquitter d’une pénalité de 15 euros.

Après une enquête ouverte en 2019, le Parquet de Milan a condamné les plateformes de livraison à domicile Foodinho-Glovo, Uber Eats Italy, Just Eat Italy et Deliveroo Italy à une amende globale de 733 millions d’euros pour mauvaise qualification des contrats de travail conclus avec les livreurs.

En Espagne : un statut de salarié.

Le 25 septembre 2020, le tribunal supremo a requalifié, la relation des coursiers engagés par la Société Glovo en contrat de travail, après observation de leur situation concrète, à savoir leur inscription nécessaire à l’avance sur des plages horaires spécifiques, leur notation quotidienne, les courses attribuées en fonction de leurs notes.

La Commission Européenne a lancé le 24 février 2021 une consultation des partenaires sociaux, en deux phases, sur la manière d’améliorer les conditions de travail des personnes travaillant par l’intermédiaire de plateformes de travail numériques. Elle s’est achevée le 15 septembre 2021. Le Parlement Européen demande à ce que les personnes qui travaillent au sein de plateformes numériques telles que les services de livraison de repas aient les mêmes droits que les employés traditionnels (12).

Et au-delà de l’Europe ?

Plusieurs class actions ont été menées par des chauffeurs de la plateforme Lyft ou Uber afin de faire reconnaître leur statut d’ « employees » au lieu d’ « independant contractors ».

Adopté par référendum organisé par Uber et Lyft en novembre 2020, la « Proposition 22 » a consacré le statut d’indépendant des conducteurs prestataires de plateformes au lieu de celui de salariés. Mais ce texte a été jugé inconstitutionnel par la Cour suprême de Californie en août 2021. Ainsi, le statut des chauffeurs n’est pas encore clarifié. Affaire à suivre…

(1) Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, articles L. 7341-1 et suivants du Code du travail.
(2) Loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019.
(3) C. transports, art. L.1326-2 et L.1326-4.
(4) Décret 2021-1461 du 8 novembre 2021.
(5) Ordonnance n°2021-484 du 21 avril 2021, articles L.7343-1 et s. du Code du travail.
(6) L’article L.8221-6 I du Code du travail.
(7) Cass. soc., 13 nov. 1996, n° 94-13.187.
(8) Cass. soc. 28 nov. 2018, n°17-20.079.
(9) Cass. soc. 4 mars 2020, n°19-13.316 et CA Paris 12 mai 2021 n°18.02660.
(10) CA Paris 7 avril 2021 n°18.02846.
(11) CA Paris, 16 septembre 2021, n° 20-04.963, n° 20-07.627, n° 20-04.931, n° 20-04.949, n° 20-04.960, n° 20-04.952, n° 20-04.951, n° 20-04.930, n° 20-04.950 et n° 20-04.929.
(12) Communiqué de presse du Parlement Européen du 16 septembre 2021.

Photo par Kai Pilger sur Unsplash
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