Dans nos newsletters « Marques » du 25 juin et du 24 septembre 2020, nous rappelions l’obligation incombant au titulaire d’une marque de faire un usage sérieux de celle-ci dans les 5 ans suivant son enregistrement et, au-delà de cette période, de ne jamais suspendre sans justes motifs ledit usage pendant une période ininterrompue de plus de cinq ans.
Quid de cette règle lorsque la marque est exploitée par son titulaire pour revendre des produits d’occasion déjà commercialisés par celui-ci ?
Telle est la question qui a été posée à la Cour de Justice de l’Union Européenne dans deux affaires opposant la Société Ferrari SpA à la Société DU, cette dernière ayant formé une action en déchéance des droits de la Société Ferrari SpA sur deux de ses marques, en l’espèce (1).
Bref rappel des faits :
Présentée au Mondial de l’automobile de Paris en 1984, la voiture Ferrari « Testarossa » connait un grand succès et fait son apparition dans la célèbre série Deux Flics à Miami (Miami Vice). Commercialisée jusqu’en 1991, elle est remplacée par le modèle 512 TR (TR pour Testarossa) qui lui succède jusqu’à 1996 pour un total de 7177 exemplaires produits.
La Société Ferrari Spa a, dans ce cadre, notamment fait enregistrer à titre de marque le signe distinctif en Suisse et en Allemagne, respectivement le 22 juillet 1987 et le 7 mai 1990, pour désigner en classe 12, notamment, des véhicules et des parties constitutives de voitures.
Une action en déchéance des droits de la Société Ferrari Spa sur ses marques , pour défaut d’usage sérieux pendant une période ininterrompue de 5 ans, est formée par la Société DU.
En défense,
La Société Ferrari Spa soutenait avoir exploité sa marque entre 2011 et 2016 (période pertinente pour démontrer l’usage des marques dont les droits étaient attaqués), soit après la cessation de la commercialisation du modèle « Testarossa » en 1991,
– en vendant, après contrôle, des véhicules d’occasion revêtus des marques litigieuses,
– en fournissant des pièces détachées et des accessoires pour les véhicules revêtus des marques litigieuses (générant un chiffre d’affaires d’environ 17 000 euros pour près de 7 000 exemplaires de voitures revêtues des marques litigieuses),
– en proposant des services d’entretien pour ces véhicules.
Tandis que la juridiction de première instance a considéré que la vente de véhicules d’occasion ne constituait pas un usage sérieux des marques litigieuses, le Tribunal régional supérieur de Düsseldorf, Allemagne, non certain de cette interprétation, a saisi la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) de demandes de décision préjudicielle, par décisions du 8 novembre 2018.
L’arrêt rendu par la CJUE le 20 octobre 2020 apporte une interprétation fortement intéressante pour les titulaires de marques quant à ces questions d’usage.
Nous évoquons certains aspects de cette décision constituant des apports nouveaux.
Pour mémoire, une marque fait l’objet d’un « usage sérieux » lorsqu’elle est utilisée, conformément à sa fonction essentielle qui est de garantir l’identité d’origine des produits ou des services pour lesquels elle a été enregistrée, aux fins de créer ou de conserver un débouché pour ces produits et ces services.
Sont exclus les usages de caractère symbolique ayant pour seul objet le maintien des droits conférés par la marque.
L’appréciation du caractère sérieux de l’usage de la marque doit reposer sur l’ensemble des faits et des circonstances propres à établir la réalité de l’exploitation commerciale de celle-ci, en particulier :
– les usages considérés comme justifiés dans le secteur économique concerné pour maintenir ou créer des parts de marché au profit des produits ou des services protégés par la marque,
– la nature de ces produits ou de ces services,
– les caractéristiques du marché,
– l’étendue et la fréquence de l’usage de la marque.
1/ Une marque est-elle susceptible de faire l’objet d’un usage sérieux par son titulaire, lors de la revente, par celui-ci, de produits d’occasion, mis dans le commerce sous cette marque ?
La revente, en tant que telle, d’un produit d’occasion revêtu d’une marque ne signifie pas que cette marque est « utilisée ».
En effet, ladite marque a été utilisée lorsqu’elle a été apposée, par son titulaire, sur le produit neuf, lors de la première mise dans le commerce de ce produit.
Cette nuance trouve son origine dans le principe d’épuisement du droit.
Selon ce principe, le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d’interdire l’usage de celle-ci pour des produits déjà mis dans le commerce en Union Européenne, sous cette marque, par ce titulaire, ou avec son consentement.
Une interprétation erronée de cet article pourrait conduire à conclure que l’usage d’une marque pour des produits déjà mis dans le commerce par le titulaire ou avec son consentement ne serait pas constitutif d’un usage à titre de marque.
La Cour statue sur ce point essentiel.
Si elle reconnait que le titulaire ne contrôle plus la commercialisation de ses produits par des tiers dès lors qu’ils ont été mis sur le marché avec son accord, elle considère toutefois que, dès lors que le titulaire de la marque concernée utilise effectivement sa marque dans le cadre d’une commercialisation de produits d’occasion revêtus de la marque, une telle utilisation peut constituer un « usage sérieux » de ladite marque.
Ainsi, elle reconnaît qu’une marque est susceptible de faire l’objet d’un usage sérieux par son titulaire, lors de la revente, par celui-ci, de produits d’occasion, mis dans le commerce sous cette marque.
2/ Une marque fait-elle l’objet d’un usage sérieux par son titulaire lorsque celui-ci fournit certains services relatifs aux produits commercialisés antérieurement sous cette marque ?
La Cour répond par la positive : l’utilisation sera jugée sérieuse dès lors que les services se rapportent directement aux produits déjà commercialisés et visent à satisfaire les besoins de la clientèle de ces produits.
Et précise : Un tel usage présuppose que les services ainsi désignés soient fournis par le titulaire de la marque des produits.
3/ La spécificité de l’appréciation de l’usage de marque désignant des produits de luxe, en pratique
Les produits de luxe sont souvent commercialisés en faible nombre et pendant de courts laps de temps. Cette stratégie les rend rares et objets de désir pour les collectionneurs.
Elle les rend également vulnérables à la déchéance pour défaut d’usage sérieux. En effet, s’il est de jurisprudence constante que, pour les produits de luxe, un nombre relativement faible de produits vendus peut constituer un usage sérieux, faut-il encore que des produits soient vendus.
La présente décision de la CJUE fait donc naitre un espoir pour la survie des marques de luxe dont le titulaire aurait cessé totalement la commercialisation de nouveaux produits mais qui continuerait néanmoins à exploiter sa marque pour la vente d’occasion de ces mêmes produits ou encore pour la prestations de services s’y rapportant directement.
(1) CJUE, 22/10/2020, C-720/18 et C-721/18, Ferrari, ECLI : EU:C:2020:854.